… Ben oui, je réécoute Rubinstein dans les Valses nobles et sentimentales, mais aussi dans le Trio et La Vallée des cloches, extraite des Miroirs ainsi que dans la Forlane extraite du Tombeau de Couperin. Ben oui, il y a quelque chose de la drogue dans le fait de pouvoir réécouter plein de fois, presque en boucle, une musique particulière. Le fait que je tombe dans le piège moi-même ne m’empêche pas de dénoncer, de la même voix, que c’est bien d’un piège qu’il s’agit: « normalement » [comme s’il pouvait encore y avoir là une norme, après plus d’un siècle d’enregistrements et, disons, autour de trois-quarts de siècle de poussée massive pour transformer la musique d’acte essentiel en marchandise commerciale comme une autre…], « normalement », disais-je avant de m’interrompre moi-même [mes excuses renouvelées à tout le monde à qui je coupe la parole dans la vie!], « normalement », tout ça « n’aurait dû » n’exister qu’une fois… Enfin, disons qu’à l’époque d’avant le prodigieux XIXe siècle, pour enregistrer une image, il fallait quelqu’un très rapide du fusain ou du crayon, ou alors un temps de pose qui se comptait en minutes, voire en heures, devant le chevalet de l’artiste-peintre ou -sculpteur; pour le son, il n’existait carrément rien du tout, si ce n’est une excellente mémoire.
Puis, des gens ont trouvé moyen d’enregistrer des images, d’abord fixes, puis mobiles, et des sons, et même de combiner les deux ensemble. La relation entre l’humanité et le temps a commencé à changer, et comme la musique est essentiellement un art du temps, ben la relation avec la musique allait forcément changer tôt ou tard…
Il y a eu les enregistrements, bien sûr, des premières vedettes du disque, bien sûr… Que je sache, ça a commencé avec Caruso, ce qui est quand même très intéressant. Avec lui, quelques grands noms de la musique de la fin du XIXe siècle, puis tous les grands noms du XXe.
Alors est venue la surenchère. Il « fallait » avoir entendu Untel et Unetelle, puis leurs secondes, voire tierces versions, puis comparer (et apprendre, tout de même), puis faire mieux, et plus vite… Et perdre la trace de tout ce qui était dû à la technique dans le résultat final qui nous était (est) livré… Parce que oui, les vieux enregistrements grincent parfois, chuintent, craquent, sonnent comme bizarre, mais ils avaient le mérite d’être réalisés d’un coup, restant plus proches de l’acte, du geste de « faire » de la musique.
Puis la technique a changé… Il fallait bien faire racheter tout un matériel par bien du monde, allez! Alors, hop! à la rue les pianos mécaniques (ben oui, les rouleaux de piano, c’est un mode d’enregistrement de la musique, quoi…), les phonographes (à rouleaux) et les phonographes (à disques) avec leurs pavillons, il y a eu des lecteurs de disques à amplification électrique sur lesquels jouaient des disques à 78 tours par minute, puis à 33 tours, dits « haute fidélité », puis en stéréophonie, puis aussi des 45 tours, puis aussi des cassettes dites Philips, mais aussi les bandes huit pistes…
Car le support avait changé, permettant aussi à la technologie de l’enregistrement d’évoluer: maintenant, plutôt que de graver immédiatement un disque maître, la prise de son donnait lieu à une piste maîtresse sur une bande, un support magnétique. Cette bande, on pouvait la couper. La légende dit que feu Glenn Gould était un des premiers maîtres en ce domaine, enfin, disons, ses monteurs…
(je sais que les gens de ma génération connaissent cette histoire; j’écris aussi pour mes élèves plus jeunes…)
Puis une autre technologie a été développée, issue de l’informatique: l’enregistrement est passé de la captation analogique, où les ondes étaient retranscrites mécaniquement, à une captation numérique, où les ondes sonores étaient (sont encore) converties en signaux numériques lisibles par des programmes informatiques. Outre les mérites respectifs des différents modes, je rappelle tout ce qu’il a fallu acheter pour s’équiper dernier cri: les versions numériques des microsillons, puis les machines et les disques format compact (les CD, oui), puis les machines DAT (pour les enregistrements), voire les magnétoscopes, puis les minidiscs, puis les disques durs, puis les ordis, puis les lecteurs mp3, puis les cellulaires, puis les tablettes, puis les DVD et les Blu-rays, puis les modems et les routeurs… Et maintenant que tout le monde a jeté ses tables tournantes, il recommence à y avoir des sorties de microsillons!
Les cimetières et dépotoirs technologiques sont tellement pleins que des restaurants se servent de microsillons comme napperons!
Mais mon pamphlet n’est pas contre le gaspillage ni le ravage environnemental (enfin, pas que, disons).
Je note que oui, les enregistrements modernes sont infiniment plus propres, il y a moins d’erreurs ni d’accidents techniques, voire aucune faute de notes…
Mais (ben oui, une chronique de ma part, il y a toujours un « mais »)… Je réécoute le Trio en la mineur pour violon, violoncelle et piano du même Maurice Ravel, dans la version Heifetz Piatigorsky Rubinstein… Oui, ça sonne un peu caverneux, oui, les micros sont plus loin des instruments, non, on n’a pas autant le grain de l’archet, mais… ce qu’il n’y a pas non plus, dans ces vieux enregistrements, ce sont les fautes de goût, qu’on soit d’accord ou pas avec les choix d’interprétation. Ici comme dans ce que je connais de Claudio Arrau (par exemple), ce sont de très longues phrases, des divisions claires des voix, un souffle immense qui parcourt un mouvement entier; les structures sont très claires, évidentes, même. Tout a un sens.
En les écoutant, je n’ai pas du tout envie de leur demander pourquoi ils font de la musique, eux…
Je n’écris pas ça dans le but de passer pour un nostalgique passéiste…
Mais ça me fait penser au combat du bio contre l’alimentaire industriel… Un gourmet français, Jean-Pierre Coffe, écrivait il y a déjà plusieurs années un livre intitulé Au secours le goût, dans lequel il dénonçait l’uniformisation des qualités organoleptiques des aliments.
Comme je le dénonçais dans un de mes billets en voyage (à Villafranca de Bierzo), dans certaine frange de la musique pop, c’est là que nous en sommes: tout sonnait et goûtait pareil, ce matin-là. Le danger nous guette aussi en musique classique.
Ou voulais-je en venir? Il est tard et je perds un peu le fil…
Ah, oui… Nous, musiciens, finissons nos phrases et n’hésitons pas à raconter différemment les histoires, d’un récit à l’autre. Public, venez écouter de la musique en concert; vous aurez le privilège d’assister à un moment unique.