Emmanuel et Raphaël m’ont fait l’honneur de pouvoir jouer aux funérailles de Gilles Tremblay. Il s’agissait de participer à une improvisation sur une œuvre inédite: Esquisses pour un cœur, composée à l’intention de Jacqueline à l’occasion de la Saint-Valentin 1997 et, apparemment, pas encore jouée.
La pièce était bien en évidence, au salon funéraire. Au premier regard, j’ai une impression de… comment dire, « familiarité » serait trop fort. Mais je crois reconnaître des éléments: les octaves diminuées, les renversements de direction des intervalles, un peu comme dans certains passage de Cèdres en voiles, mais aussi des symétries rompues, comme l’enseignait Messiaen dans les Techniques de mon langage musical…
Enfin… Tout ceci pour dire que j’arrive sur place, vendredi matin, à l’église Saint-Albert-le-Grand, juste à côté du couvent des Dominicains, pour prendre part à la répétition. Ciel, je crains d’être en retard: il y a déjà des gens qui jouent des fragments de « ma » pièce! Mais non, les fragments en question, soit les quatre phrases qui serviront de réservoirs de sons pour les mobiles d’improvisation, seront joués, intercalés avec des textes lus pendant la cérémonie.
Le petit « set-up » de gongs, derrière l’autel, me fait penser à la collection complète de percussions qui trônait dans le bureau de Gilles, boulevard Saint-Joseph, puis dans sa pièce, à la résidence des dernières années…
Après ces lectures accompagnées, commence la répétition de la pièce proprement dite. Je suis en excellente compagnie: il y a, par ordre approximatif d’entrée en jeu, Olivier Maranda aux percussions, Yuki Izumi à la flûte traversière, Caroline Tremblay (pas de parenté) à la flûte à bec (ténor, je crois), Estelle Lemire aux ondes Martenot, Jean-Willy Kunz à l’orgue et Vincent Ranallo, baryton.
Je ne sais pas trop comment prendre ce réservoir de notes; il y en avait un dans Cèdres en voile et, en m’entendant, Gilles avait dit que ce n’était pas du tout ce qu’il avait imaginé, mais que ça lui allait… Je demande un peu conseil à Raphaël, qui m’encourage après le premier essai très beau. Nous en faisons tout de suite un second, et c’est encore mieux. J’ai un moment d’émotion en réalisant que je suis en train de recevoir une leçon posthume de liberté, de la part de Gilles Tremblay.
Après notre moment de pratique, j’entends l’orgue qui pratique du Messiaen, de toute évidence. Je m’approche pour suivre: il s’agit de Joie et clarté des Corps glorieux, sixième des Sept Visions brèves de la Vie des Ressuscités (si toutefois j’ai bien retenu le titre: sur internet, les versions varient). Magnifique!
Joëlle, qui organise la cérémonie, est à la fois souriante et tendue; Emmanuel, Jean-François et Guillaume semblent plus cool… mais je ne gratte pas.
Saint-Albert-le-Grand… Vincent est un peu surpris du choix de cette église, plutôt que Saint-Viateur, dont les Tremblay (et ma famille, dans le temps) étaient paroissiens… Mais Emmanuel m’a expliqué que son père venait souvent ici, qu’il préférait cette église… Je comprends pourquoi, en vérité: l’église a un côté « moderne des années 60 » qui va tout-à-fait avec Gilles Tremblay, beaucoup plus que le faux gothique de Saint-Viateur (qui est par ailleurs une très belle église, juste d’un autre style). L’orgue est tout au fond, dans un genre de casier, les vitraux sans motifs laissent entrer de belles couleurs, il y a quelque chose d’à la fois dépouillé dans le volume et abondant dans le coup d’œil.
L’église s’est remplie après ma prise de photos. Au début de la cérémonie, Emmanuel Tremblay et Raphaël Dubé, accompagnés par Jean-Willy Kunz, ont joué l’Adagio de la Sonate en trio en sol mineur HWV 393 de Handel, dans l’arrangement de Louis Feuillard; ça commençait très bien, avec cette musique gracieuse et méditative.
Ensuite, pendant le témoignage de la famille, en fait plus particulièrement pendant les parties du discours de Joëlle, Marie-Pascale Dubé, sœur de Raphaël, improvisait un chant de gorge basé sur « papa-papou » qui a rythmé le récit. J’ai eu un moment de fascination devant l’énergie et la douceur de ce chant, mais aussi devant la beauté, la force, la poésie dégagée par chaque membre de la famille, ces héritiers de la rencontre entre un homme de musique et une femme d’arts plastiques.
Après ce témoignage, Jean-Willy Kunz a joué l’Invention #4 en ré mineur, BWV 775, de l’irremplaçable Bach: l’inventivité dans la rigueur, la rencontre entre l’évidence et l’inattendu faite en musique…
C’était le moment des témoignages des musiciens. Walter Boudreau, Michel Gonneville et Estelle Lemire ont évoqué le professeur, le compositeur, le directeur artistique, le penseur, l’humaniste, le guide… Ensuite, Robert Aitken a joué Envol, le début des Vêpres à a Vierge de Tremblay. J’ai entendu cette pièce plusieurs fois, en vérité, mais c’était la première fois qu’elle avait l’apparente simplicité d’une Invention de Bach… Je dis bien « simplicité », pas « facilité ». Ça m’a fait repenser à ce qu’Emmanuel m’avait dit sur un passage de Cèdres en Voile: « Ça, c’est du Bach! »
Puis Marie-Pascale a lu des extraits du Livre de la Sagesse, de la poésie persane du Moyen-Âge, de la poésie québécoise actuelle (Fernand Ouellette, qui était présent), un texte de Gilles Tremblay lui-même, entrecoupés de la présentation des quatre Esquisses pour un cœur, dont la partition en fac-similé était affichée dans la nef de l’église. Après les deux lectures religieuses (Emmanuel a lu bien plus que les trois lignes prévues pour la seconde!), après l’homélie, c’était le temps de jouer notre pièce. J’ai aimé notre jeu, j’ai aimé notre arrêt pour laisser sonner les ondes et l’orgue, j’ai aimé notre retour puis la dissolution des sons des instrumentistes pour laisser la voix seule chanter et dire le texte…
… J’ai su que ladite partition serait gravée sur la pierre tombale… Je vais demander la permission à la famille d’en mettre une photo sur cette page.
Après le Notre Père chanté (au fait, je n’ai même pas su le nom de la chanteuse de la paroisse… Pourtant, elle était bien bonne!), pendant la communion, un chœur (dont le nom m’a aussi échappé! Désolé!) a splendidement chanté l’Ave Maris Stella des Vêpres à la Vierge de Monteverdi. Le dernier Amen m’a paru particulièrement émouvant, un vrai remerciement pour toutes les grâces obtenues.
Il y a eu le témoignage d’un membre de la communauté de Saint-Albert-le-Grand; après tous ces témoignages, j’avais le choix entre me réjouir d’avoir côtoyé cet homme, Gilles Tremblay, si peu que ce fût, ou le vertige d’avoir échappé tant de facettes de sa personne… J’ai choisi la joie, même si j’étais très ému.
Il y a eu l’aspersion, au cours de laquelle le célébrant a invité la famille et les proches à venir envoyer de l’eau bénite sur le cercueil; Joëlle m’a fait signe, je me suis joint. Il y a eu l’encens, puis la sortie, où le cercueil a été conduit par les quatre enfants, Jean-François, Joëlle, Emmanuel et Guillaume, et par Michel Gonneville et Walter Boudreau. Pendant ce temps, Jean-Willly jouait Messiaen, et j’étais content de l’avoir écouté attentivement pendant la répétition, parce que le mouvement ordinaire de la vie courante reprenait déjà ses droits: tant de monde à saluer, à remercier, à embrasser…