Il y a quelques années, j’ai pris la décision consciente de ne plus être jaloux ni envieux de qui que ce soit. Ce fut une de mes meilleures décisions. Aujourd’hui, elle va encore me servir, parce que je vais critiquer Stéphane Tétreault.
Toujours risqué de toucher à une star… D’autant que c’est la seconde fois que je l’entends de près, et aussi la seconde fois que je le critique; la première, j’étais juge à un concours auquel il participait, voici quelques années.
Cette fois-ci, il était la tête d’affiche dans un concert organisé au Conservatoire de musique de Montréal par Denis Brott, qui y enseigne.
J’ai encore découvert plein de musique dans ce concert à géométrie variable. Comme la première pièce: le duo opus 22 en Do de Friedrich August Kummer, très bien tourné; ça fait penser aux duos d’Offenbach, comme facture. Le maître et l’étoile affichent leur bonne humeur, leur joie, leur plaisir de jouer cette pièce et de partager ces moments. Dans un sens, c’est un concert très visuel.
Ensuite, il y a la 5e Suite de Jean-Sébastien Bach, arrangée pour deux violoncelles par László Varga; l’arrangement est inspiré de la version pour luth de cette même suite, version réalisée par Bach lui-même. Surprise: alors que la Suite originale est en do mineur, celle-ci est en sol mineur… Enfin, bon, ça va, quoi. Le Bach de Brott et Tétreault n’est pas tout-à-fait dans la veine qui me parle; esthétiquement, c’est très bien, mais il manque un je-ne-sais-quoi… Pour moi, cette Suite est belle et tragique; ce soir, elle n’était que belle (ce qui est quand même déjà remarquable, je le reconnais volontiers). Mon coup de barre habituel des soirs de concerts m’a frappé pendant cette pièce, donc je dois confesser ne pas avoir pu constater si c’était aussi visuel que le reste.
La première partie s’est conclue sur la Suite pour deux violoncelles et piano de Gian Carlo Menotti, une autre découverte pour moi. Suzanne Blondin assure, fort bien, la partie de piano. Voilà une pièce que j’ai bien hâte de réentendre (ou de jouer), pleine de finesse, d’intelligence et de vivacité d’esprit, très bien rendue par les trois artistes. C’est peut-être aussi celle qui a été le mieux répétée du programme; j’y reviendrai. Notons que c’est encore très visuel.
Après la pause, la formation s’élargit, alors que le Requiem opus 66 de David Popper est présenté à six violoncelles (trois voix doublées) et piano. C’est toujours un pari risqué, de jouer à deux par partie: ça rend le fondu sonore plus difficile… Et cette fois-ci ne fera pas exception à la règle. Mais au fond, c’est cohérent avec l’esprit directeur du concert; j’y reviendrai aussi, très bientôt. Visuel? Ben oui!
Puis voici des extraits des deux Bachianas Brasileiras, les numéros 1 et 5, qui sont essentiellement à huit violoncelles: dans les deux cas, le mouvement final sera omis.
Donc, premier et deuxième mouvements de la première… Ça… Euh, ça… Hum, il y a quelque chose qui cloche… Mais quoi? Observons… Ce n’est pas net, le centre sonore est massif, oups, un petit décalage… C’est encore très visuel… Pardon? Ce que je veux dire par « visuel »? Je parle particulièrement de Stéphane Tétreault, qui « exprime » sa musique par force gestes, mimiques, mouvements… D’ailleurs, Chloé Dominguez, sa voisine de pupitre, doit « entrer dans la danse » (elle le fait en souriant), ne serait-ce que pour éviter un coup de coude malencontreux…
… Bon sang, c’est ça qui ne marche pas: Stéphane Tétreault joue comme un soliste, pas comme un chambriste. Est-il bon? Oui! C’est juste, c’est expressif, c’est sonore, il y a des jeux de couleurs et de nuances très marqués, très variés, y compris un pianissimo splendide, à un certain moment… Mais c’est lorsqu’il est seul qu’il joue si doucement; en groupe, il est presque toujours saillant par rapport aux autres (à une exception près, j’y reviendrai très bientôt). Lorsqu’il jouait en duo et en trio, avec Denis Brott et Suzanne Blondin, ce n’était pas aussi perceptible que dans un groupe plus large.
Mais il n’est pas le seul; c’est la culture dominante de ce groupe, l’esprit directeur du concert dont je parlais tantôt: voici, en fait, un ensemble de solistes. Il n’y a pas de travail de fondu des timbres des « sections », pas de travail sur les plans sonores (je le sais, car cette Bachianas je l’ai jouée et quelque peu dirigée, du même coup). Ça pourrait s’expliquer par le peu de temps de répétition probablement accordé à la préparation de ce concert… Car je sens qu’il n’y en a pas eu beaucoup, ce qui serait conforme aux contraintes courantes de la vie musicale moderne, hélas…
Cela dit, mon sentiment est que c’est plutôt un choix éditorial, si j’ose dire. La preuve: la voix grave, qui a été confié à quelqu’un qui me semble peu expérimenté, prend très (trop) peu de place, ce qui, pour un ensemble de violoncelles, est quand même fort de ketchup, si j’ose dire derechef. Une note en passant: lorsque j’ai dirigé cette pièce, je jouais justement la voix grave.
Comprenons-nous bien: je suis ravi que des étudiant-e-s aient participé à ce concert, et tout le monde était bon, ou très bon, ou très très bon, voire excellent, pas de souci de ce côté. Mais les qualités brutes des instrumentistes ne peuvent pas compenser d’elles-mêmes les lacunes de « recomposition » de cette musique d’ensemble. Même les excellents chambristes que sont Chloé Dominguez, Pierre-Alain Bouvrette et Élisabeth Dubé (qui n’a joué que dans la toute dernière pièce; à son arrivée, les basses ont été assurées) ne pouvaient pas renverser le cours des choses.
Bachianas Brasileiras No 5. Aline Kultan, soprano, se joint au groupe pour le premier mouvement. La fois précédente où j’ai entendu ce mouvement, c’était dans un arrangement pour contrebasse (qui jouait la mélodie sur sa 5e corde, aigüe), guitare et percussions. C’était beaucoup moins spectaculaire mais beaucoup plus fondu, justement, malgré la différence de timbre entre les instruments; ceux-là avaient beaucoup joué ensemble et réfléchi à leurs plans sonores (en vérité, c’est en y repensant que j’ai compris ce qui clochait, ce soir; autrement dit, ma critique est une petite entorse au suivi historique).
… Bon, je parlais de ma résolution de ne pas être jaloux ni envieux, mais j’aurais peut-être intérêt à en prendre une au sujet de ma facilité à chialer… Parce qu’on pourrait croire, vu mes critiques, que j’ai grogné pendant une bonne partie du concert…
Ce serait une erreur. D’abord, à cause de l’Hymnus pour 12 violoncelles, opus 57 de Julius Klengel, qui venait clore le programme. Une autre découverte pour moi, une autre pièce que j’ai hâte de réentendre (ou de jouer), parce que c’est vraiment très beau. Aussi, parce qu’un ensemble de violoncelles, c’est vraiment très beau en soi. Et, avant d’être taxé de partialité (ce qui est probablement vrai), je défie quiconque de me proposer un autre orchestre d’instruments identiques qui sonne aussi bien… J’aimerais qu’il y ait plus de concerts d’ensembles de violoncelles, et, selon les commentaires entendus à la sortie du concert, je suis loin d’être le seul.
Aussi, à cause de toutes les qualités de ce concert que j’ai mentionnées jusqu’ici; également, parce que c’est important d’avoir encore le privilège d’assister à des concerts de musique vivante, ce qui nous donne ensuite, à notre tour, le privilège de les critiquer…
Mais surtout, surtout, pour « le » moment de fondu de la soirée: lorsque la soprano est allé chercher son la aigu, à la toute fin de son mouvement, et que l’ensemble de violoncelle a joué le la grave… Cette note-là était sublime, et je pèse mes mots; elle valait, à elle seule, le prix du billet et plus encore.
Oui, je sais, c’est fou… Pis c’est comme ça.