Gilles Tremblay, 1932-2017, III – Crépuscule

Troisième article sur Gilles Tremblay. Voici les liens vers les autres:

http://nicolas-cousineau.com/2017/08/08/gilles-tremblay-1932-2017-i-mari-de-madame-tremblay-pere-de-mon-ami-prof-danalyse-compositeur-observateur-du-monde/

http://nicolas-cousineau.com/2017/08/08/gilles-tremblay-1932-2017-ii-cedres-en-voiles/

Après l’accident vasculaire cérébral, Gilles a regagné de la santé, de la parole, de la mobilité… mais pas totalement. Parfois, j’entendais encore la voix du Maître, celle de Monsieur Tremblay, comme pendant pratiquement tout le retour depuis Québec. Il y avait des retours surprenants, comme cette fois où Philippe Mius d’Entremont, Vincent Fournier-Boisvert et moi sommes allés improviser pour Gilles… Et avons eu la surprise que Gilles, à son tour, lance une autre improvisation! Beaucoup de plaisir, ce matin-là. Cela dit…  Avec les années, les moments de cette voix se sont faits plus rares.

Avec les années, la maison des Tremblay a commencé à montrer des signes de décrépitude, elle aussi: la peinture écaillait ici et là, les chaises de la salle à manger creusaient de plus en plus, le mortier du balcon s’effritait… Ni Gilles ni Jacqueline ne pouvaient plus s’en occuper. Oh, ils avaient bien de l’aide, des enfants et de Gaëtan (merci pour tout, encore, Gaëtan, même si ce ne sont pas mes parents), mais ce n’était pas assez.

Puis, la mobilité des parents diminuant encore (je me souviens qu’ils ont été les premiers, avec leur fils cadet, Guillaume, à venir au salon funéraire, lorsque mon père est mort; j’étais content de les voir et, même si c’était relativement près de chez eux, frappé qu’ils aient pu se rendre à pied), les enfants se sont rendus finalement à la décision de vendre la maison et de placer les parents dans une résidence où ils pourraient recevoir les soins et l’attention nécessaires à leur état… Ma dernière visite dans cette maison a eu lieu lors d’un passage d’Emmanuel, pendant que tout allait être vidé. Il m’a donné quelques livres, quelques souvenirs… Je voyais pour la dernière fois le piano Steinway doré avec des moulures, la grande table, les recoins mystérieux, les gigantesques collections de livres (!!!)… Dernier souper dans cette maison, alors que Gilles et Jacqueline n’y habitaient déjà plus (le dernier souper en leur présence auquel j’aie participé était pour le 80e anniversaire de Gilles).

Dans la résidence, il y avait tout de même un piano dans leur appartement, et Gilles avait encore sa collection de gongs. J’allais les voir essentiellement lors des passages d’Emmanuel. Gilles entendait moins bien, Jacqueline perdait la mémoire… Puis ils ont eu besoin de plus de soins encore, et il y a eu un autre déménagement, à un autre étage de la même résidence.

Dans ces années, je jasais souvent de musique avec Eugénie, une de mes amies musiciennes. Elle me parlait de son retour aux études, de mon enseignement, qu’elle voyait depuis un moment à titre d’accompagnatrice de certains élèves d’une de mes classes, de ma connaissance de la musique… Je lui disais que mes connaissances n’étaient rien, que j’avais eu le privilège de côtoyer d’authentiques grands Maîtres, Fouquet, Pierri, Müller,  Berger (le violoncelliste, pas le compositeur), Meunier, Vaillancourt… Tremblay…

Sur les entrefaites, nous avions de disponibles quelques pièces que j’avais enseignées ou jouées dans d’autres cadres ou pour le plaisir; j’ai organisé une petite séance pour les Tremblay, au cours de laquelle nous avons joué Après un rêve de Fauré et la Louange à l’éternité de Jésus de Messiaen. Gilles nous a écoutés attentivement, puis n’a pas immédiatement fait de commentaire.

Après un moment, Eugénie lui a demandé: « Est-ce que ça vous fait repenser au temps avec Messiaen? » Il a répondu: « Vous faites entendre ce que le compositeur n’a pas écrit dans la partition. » C’est la dernière fois que j’ai entendu la voix de Monsieur Tremblay. Je suis encore ému, juste de l’écrire.

Je l’ai revu, quelques fois par la suite, j’ai rejoué, seul ou en duo avec Emmanuel… Lundi le 17 juillet, Emmanuel étant en ville, je suis allé le voir et visiter ses parents. Après le souper, Emmanuel a conduit Gilles au piano électrique de la salle à manger de la résidence. Gilles a improvisé, à une main puis à deux, un genre de contrepoint à trois voix…  Nous sommes montés sur la terrasse, Emmanuel, ses parents et moi, puis Gilles a été fatigué; nous sommes redescendus et il est allé se coucher. J’ai attendu une minute ou deux de trop, avant d’aller le saluer: il dormait déjà.

Je vais parler des funérailles dans un autre billet, finalement…

Gilles Tremblay, 1932-2017, II – Cèdres en voiles

(Suite de mon témoignage sur Gilles Tremblay)

Sur les entrefaites, j’avais vu la partition de Cèdres en voiles au magasin de musique (en liquidation!) et avais dit à mon amie Marie-Hélène Breault, qui était alors directrice artistique d’Erreur de type 27, l’organisme producteur de concerts de musique contemporaine à Québec, que je serais intéressé de la jouer.

J’avais oublié que je le lui avais dit, lorsqu’elle m’a appelé pour me proposer de la jouer, dans le cadre d’un concert dédié à Claude Champagne et à ses élèves.

Je suis allé m’acheter la musique (à prix de liquidation!) et l’ai posée par terre à côté de mon lutrin, osant à peine l’ouvrir et la lire sans encore la jouer pendant un bon mois, tellement elle m’intimidait! Puis, bon, c’est pas tout, ça, mais le concert approche: il me reste à peine plus d’un mois! Alors, bon, ok, faut bien essayer de la jouer, cette pièce!…

Premières lectures… Bout d’pompe à jus d’bottines! C’est pas facile! Un immense geste montant, en voix double, avec des quarts de tons, entrecoupé de plein d’épisodes, dont un particulièrement hostile: des quarts de tons en mouvement sur les deux cordes, en position du pouce!

Après une première semaine, je prends rendez-vous avec Raphaël Dubé, petit-fils de Gilles Tremblay et fils de Joëlle, mon ancienne monitrice; c’est lui qui m’enseigne comment passer à travers la pièce. Merci, beaucoup d’idées sont plus claires, maintenant. Je vois que je suis dans la bonne direction. C’est d’ailleurs ce que me dira Gilles, le lendemain: « Vous avez compris, reste juste à le faire » (je paraphrase à peine). Pendant que je suis chez les Tremblay, Jacqueline appelle Emmanuel, en France, qui me donne, lui aussi, des indications sur la pièce.

Une deuxième semaine de pratique, puis une troisième, pendant laquelle je commence à jouer la pièce à des gens pratiquement tous les jours. Merci renouvelé à mes cobayes de ce temps. Je rejoue la pièce à Gilles, qui me semble (poliment) un peu découragé… Je lui souligne la difficulté du passage en double-cordes avec les quarts-de-tons croisés; il me regarde avec un air mi-penaud mi-narquois: « Excusez-moi! »…

Dernière semaine, dernières victimes de mes essais: Philippe Mius d’Entremont, dont c’est l’anniversaire lorsque je lui joue la pièce, et Julie-Odile Gauthier-Morin, qui était rentrée de voyage la veille. Elle trouve mon jeu dur, brutal, violent… Avec raison. Je tente d’adoucir les angles…

Le lendemain, dernier essai devant Gilles Tremblay, la veille du départ pour Québec, soit trois jours avant le concert… Il fait la baboune devant mon interprétation sage… Je lui fais la remarque qu’on m’a signalé que je jouais violemment et que j’essaie de contrôler… Il m’interrompt en pointant un endroit dans la partition: « Ça, c’est violent! »

Je rejoue, comme si je giflais.

« Oui! C’est ça! »

Et je me sens comme une bouteille de champagne dont le bouchon viendrait de sauter! Je continue, jusqu’à la fin de la pièce (j’avais repris environ au troisième cinquième), Gille est ravi, je suis euphorique.

En rentrant chez moi, ce soir-là, juste après une répétition avec Marie-Hélène et Dominic Boulianne (pour des pièces en trio de Claude Champagne), je m’aperçois que je connais la pièce de mémoire, finalement! Aurai-je le culot de la jouer par cœur, deux jours plus tard?

Le lendemain, après une répétition en ville, j’emmène les Tremblay, Gilles et Jacqueline, vers Québec; ils vont résider dans un bed&breakfast tout près de là où habite Joëlle. Souper avec Joëlle.

Le surlendemain, dernière répétition puis concert. Entre les pièces en trio de Champagne et « ma » pièce, il y a d’autres solos, de Clermont Pépin, Serge Garant… Je n’assiste pas à ces pièces, pour me concentrer sur ma mémoire et réviser la pièce une dernière fois… Puis je joue.

Ça se passe très bien. Peut-être pas aussi magnifiquement que la fois du bouchon de champagne, mais pas loin. Le geste me semble clair, la pièce me semble courte, ce qui est généralement très bon signe.

Le lendemain, retour à Montréal par le Chemin du Roy. Gilles, en verve et aiguillonné par Jacqueline, se met à me parler de la classe de Messiaen. J’ai eu le sentiment que le voyage durait 45 minutes! Passage chez Jean-François, le fils aîné des Tremblay. Je rejoue la pièce pour les présents et Gilles m’écrit une très belle et aimable dédicace.

La suite de mon témoignage dans la troisième partie, Crépuscule et funérailles.

 

 

Gilles Tremblay, 1932-2017, I – mari de Madame Tremblay, père de mon ami, prof d’analyse, compositeur, observateur du monde…

Mes premiers souvenirs de Gilles Tremblay remontent à ma petite enfance. J’allais à l’École Buissonnière, qui était un genre de… garderie éducative avant la lettre, finalement: nous faisions des arts plastiques: peinture, pastels, terre cuite, mosaïques… au sous-sol chez les Tremblay.

Gilles et mon père se connaissaient depuis déjà longtemps: au moins depuis les années d’études à Paris de mon père, entre 1958 et 1962, si ce n’est plus avant encore… Mais le temps dont je parle ici est autour de 1971 à peut-être 1973. En tout cas, je me souviens de Madame Tremblay enceinte de son dernier fils, qui est né en 1971. Madame Tremblay, Jacqueline Pinel de son nom de jeune fille, était notre professeure; Française des environs de Grenoble, mariée à Gilles depuis 1957 et déjà mère de trois autres enfants. D’ailleurs, sa fille Joëlle, la deuxième de la fratrie, venait parfois donner un coup de main à sa mère et officiait comme monitrice. Les cours avaient lieu au sous-sol de la maison des Tremblay, boulevard Saint-Joseph à Outremont.

Rituellement, vers je ne sais plus quelle heure, nous, les enfants du « groupe des petits » (il y avait un mystérieux « groupe des grands » où était Emmanuel, le troisième de la fratrie, qui est aujourd’hui mon ami le plus ancien… mais je ne me souviens d’avoir croisé ce groupe qu’une seule fois en deux ou trois ans d’École Buissonnière), remontions pour le goûter, composé de biscuits pour le thé et de jus de pomme. Le goûter était servi dans la grande salle à manger de la belle maison pleine de recoins mystérieux. La salle à manger était juste à côté du bureau de Monsieur Tremblay, et parfois Monsieur venait nous voir et se renseignait sur ce que nous faisions et comment ça allait. Ce sont mes premiers souvenirs du son de sa voix.

Puis je suis entré à l’école primaire, alors je ne suis plus allé à l’École Buissonnière. Ma carrière en arts plastiques s’est presque arrêtée là…

Emmanuel suivait des cours de violon avec mon père. Nous nous voyions donc lors des pratiques et des concerts. Puis il est passé au violoncelle, pratiquement en même temps que moi, et peut-être pour la même raison: le poignet gauche qui ne tourne pas assez pour bien jouer du violon… Mon père lui a prêté un violoncelle et lui a donné ses premiers cours, puis Gilles a inscrit Emmanuel auprès de Joseph Joachim, qui était professeur au Conservatoire (donc le collègue de Gilles). Je crois que ça a passablement vexé mon père…

Emmanuel et moi sommes restés amis, et même que nous nous sommes vus plus souvent à l’adolescence. Nous jouions des duos de violoncelle (Popper, en particulier), dans la tourelle sur le toit de la maison des Tremblay; tourelle qui était maintenant cernée de hautes tours à appartements ou condominiums (la maison des Tremblay était devenue sombre, lorsque toutes ces tours ont poussé en quelques années)… Nous allions aussi promener Vituk, le beau chien eskimo d’Emmanuel, chien aux yeux bleus magnifiques et un peu fous, dans le cimetière Mont-Royal (chien qui a été abattu par un fermier dont il venait de tuer un mouton!), puis Muska, quelques années plus tard… Sinon, nous regardions la collection de timbres d’Emmanuel ou parlions d’Achille Talon, une de nos lectures favorites à l’époque. Et, bien sûr, nous refaisions le monde… Régulièrement, lors de mes passages, je croisais Monsieur et Madame Tremblay, parfois je soupais chez et avec eux, toujours au hasard des gens présents.

Quelques années plus tard, étudiant au Conservatoire de musique de Montréal, je me suis inscrit aux cours d’analyse musicale de Gilles Tremblay. Là, c’était un autre monde; il nous parlait de musique avec une telle poésie, c’était magnifique. La seule comparaison que je puisse faire serait d’évoquer des visites du Louvre, en compagnie de guides qui ont tous un doctorat en histoire de l’art ou en archéologie; je me souviens en particulier d’une dame qui nous parlait de tableaux avec une telle animation que la toile devenait presque scène de théâtre! Monsieur Tremblay nous guidait à travers les notes avec une verve, une imagination vivifiante. Tout devenait clair, sous ses démonstrations. Il illustrait la partition avec un tuilage ici, un balayage là, un broyage encore ailleurs… Il m’a fallu quelques semaines pour bien voir les éléments, les cellules, les périodes et les phrases, mais une fois tout ceci bien éclairci, quel régal! Je me souviens encore, en particulier, de moments d’analyse du Sacre du Printemps, de la 4e Symphonie de Brahms, de l’avant-dernière Sonate pour piano de Beethoven, de quelques mouvements des Vingt regards sur l’Enfant-Jésus de Messiaen…

…D’un cours lors duquel il nous avait parlé de la présence et de la persistance du chant grégorien, depuis le Moyen-Âge à nos jours, avec quelques exemples tirés de la musique de la Renaissance, Baroque, Classique (moins nombreux, en vérité), Romantique… Le tour d’horizon aboutissait à quelques pièces très modernes, du moins à l’époque (fin des années 80): Stockhausen, Xenakis, un autre dont le souvenir m’échappe… puis il avait sorti une feuille jaunie de sa petite mallette, avec un petit sourire un peu gêné. Ce n’était pas les Vêpres à la Vierge qu’il avait composées peu de temps auparavant, mais une autre pièce, bien antérieure, il avait presque parlé d’un péché de jeunesse… Et il nous l’avait jouée, au piano, en l’expliquant à mesure…

C’est peut-être seulement parce que c’était joué « live », mais cette pièce m’avait nettement plus parlé que les autres de l’échantillon moderne. J’étais resté après le cours et le lui avais dit. J’ai su des années plus tard, par Emmanuel, que ça l’avait fait tiquer…

Une autre fois où je l’ai fait tiquer, c’est lorsque j’ai parlé des logiciels de copie musicale que j’apprenais à utiliser, en suggérant que ça pourrait lui être utile… Il avait souri et m’avait demandé en quoi je pensais que ça pourrait lui être utile… C’était à la fin d’un souper chez eux, peut-être un anniversaire d’Emmanuel… Je n’avais pas répondu, me rendant compte que ce n’était pas son problème à lui, le compositeur, et même que pour lui c’était une perte de temps et d’énergie… Quelqu’un d’autre avait emmené la conversation ailleurs, ouf!

Pour une raison dont je ne me souviens pas du tout, j’avais manqué la création de Cèdres en voiles, la pièce pour violoncelle seul qu’il a composée à l’occasion de la fin Maîtrise d’Emmanuel. J’en avais juste entendu parler.

Au cours des années, je voyais Gilles moins souvent, surtout qu’Emmanuel a déménagé en France, pays dont il est citoyen par sa mère. Je rencontrais la famille et les amis lors des passages d’Emmanuel à Montréal. Les conversations avec Gilles (j’avais fini par oser l’appeler par son prénom, après tant d’années) étaient toujours aussi fascinantes, quel qu’en soit le sujet. Il m’avait parlé avec délice de son projet d’opéra, depuis le tout début; j’avais compris à l’époque que ce devait être un opéra de marionnettes! Je ne sais pas si c’est parce que le projet a changé, ou parce que j’avais compris de travers… Le titre, L’eau qui danse, la Pomme qui chante et l’Oiseau qui dit la vérité était déjà choisi, et j’en étais ravi. J’en demandais des nouvelles… Puis il y a eu…

L’accident vasculaire cérébral… Dont Gilles n’a récupéré qu’en partie. Lors du premier concert de la série hommage en son honneur, peu de temps après, il était presque seul au balcon de la salle Pierre-Mercure, et n’était pas venu parler avec le public, pourtant conquis, après le concert.

… Ça fait déjà un long billet… La suite dans Cèdres en voiles.